lundi 14 janvier 2008

Luís de Freitas Branco d'un point de vue médiologique

Luís de Freitas Branco (1890-1955) est l'un des compositeurs phare de la musique savante portugaise. En effet, il a contribué au renouveau de la vie et de la création musicale de son pays, dont le public se complaisait dans le répertoire opératique. Cette nouvelle page de l'histoire de la musique savante portugaise est initiée, à la fin du xixe siècle, par le compositeur et pianiste José Vianna da Motta (1868-1948) et poursuivit, parmi d'autres, avec Branco enrichissant le répertoire pianistique, de musique de chambre et symphonique qui lui faisait cruellement défaut jusqu'alors1.
Par ailleurs, notre musicien est issu d'une famille aristocrate, au sein de laquelle, était propice les échanges et le développement culturel. Branco lisait beaucoup, était curieux de tout (politique, littérature, philosophie, sciences, etc) et maîtrisait l'anglais, le français, l'allemand ainsi que l'italien et l'espagnol. Il avait donc une culture abyssale. Ajoutons qu'il n'était pas simplement musicien, il pensait et réfléchissait sur son temps et sur son art. Le journal qu'il a entretenu entre 1930 et 1952 reflète cette autre facette de l'homme pensant qu'il a été.


D'un point de vue médiologique, Luís de Freitas Branco est intéressant puisqu'il permet d'illustrer le cas de figure lorsque deux sphères se chevauchent à un moment donné, comment les hommes s'en servent-ils et à quelles fins. Il permet aussi de s'attarder sur les limites de l'efficacité de la graphosphère, à propos de l'échec de la transmission de son œuvre.
On aura compris que Luís de Freitas Branco est un homme de la graphosphère, ce qui est normal vu l'époque dans laquelle il a vécu. En effet, la première moitié du xxe siècle est encore l'ère de la graphosphère, puisque le savoir et sa transmission, sa diffusion, ne se font exclusivement que par la culture du livre. Parallèlement, l'invention de l'enregistrement sonore, de l'image et de la radiodiffusion marquent la naissance de la vidéosphère.
Branco reçut une éducation élitiste et monarchique, il n'a donc pas connu l'institution de l'école, mais il eut des cours particuliers. Cependant, il est passé par l'organisation matérialisée qu'est le Conservatoire de Lisbonne pour sa formation musicale. Par conséquent, Branco est dans la logique que la transmission du savoir se fait par le livre, médium disponible et efficace à l'époque pour sa diffusion.
Avec la proclamation de la Ière République portugaise en 1910, Branco adhérera au mouvement monarchiste et conservateur de l'Intégralisme Lusitanien. Cependant, sa rencontre au milieu des années vingt avec le philosophe António Sergio (1883-1969) va l'éloigner définitivement du courant monarchiste pour rejoindre celui de la Seara Nova. D'idéologie gauchiste, ce mouvement intellectuel s'érige contre la dictature en place depuis 1927 et, par la suite, contre le régime dictatorial de Salazar (1889-1970) instauré en 1933. C'est dans ce contexte de censure et d'avilissement massif de la population portugaise, que Branco et le groupe de la Seara Nova vont œuvrer pour rendre l'enseignement et la culture accessible pour le plus grand nombre. Par exemple, c'est en musicologue qu'il rédige des ouvrages tels Traité d'harmonie (1942), Histoire populaire de la musique (1943) ou encore La vie de Beethoven (1943). Cela, en plus de son activité de professeur au Conservatoire de Lisbonne et des nombreuses conférences qu'il donna un peu partout dans le pays, et dans divers lieux (Conservatoire, salle de cinéma). Les deux derniers ouvrages, cités plus haut, ont été écrit pour les éditions Biblioteca Cosmos, sous la direction du mathématicien et directeur de l'Université Populaire Bento Jesus Caraça (1901-1948). Cette collection avait comme vocation celle de rendre la culture accessible au plus grand nombre.
C'est probablement dans cette logique, de rendre la culture accessible au plus grand nombre, que Branco accepte de travailler à la Emissora Nacional, la radiodiffusion portugaise, et pour le cinéma, à partir des années trente. Il travaille à la radio en tant qu'auteur de programmes radiophoniques, il passe à l'antenne mais malheureusement, à l'époque, la plupart des émissions n'étaient pas enregistrées. Il ne subsiste, de ses émissions radiophoniques, que les notes préparées à cet effet. D'autre part, il collabora avec trois cinéastes portugais de l'époque pour qui il a composé cinq musiques de film2. On peut se demander si le cinéma était pour lui un autre moyen de diffuser sa musique? Ou encore de faire entendre la musique « savante », par le biais du médiums « cinéma sonore », aux masses qui n'ont pas accès à cette musique?
Luís de Freitas Branco oscille entre la graphosphère et la vidéosphère et reflète le chevauchement de deux sphère, dont l'une est en passe de dominer la précédente. Cependant, d'un point de vue médiologique, notre compositeur privilégie la graphosphère puisque, dans le fond, il se sert d'une nouvelle technologie de son époque, la vidéosphère (la radio et le cinéma), pour diffuser la culture de la graphosphère. Il y aurait chez lui un « effet Gould », il se sert du médium radio pour défendre une culture de la graphosphère.



Enfin, Luís de Freitas Branco est peu connu au Portugal, comme tant d'autres compositeurs portugais, et encore moins en dehors. Pourtant ses œuvres ont été créées, jouées et « rejouées » de son vivant. Malgré sa vaste production, très peu de l'œuvre du compositeur a été publié, et ce n'est pas pour autant qu'elle soit davantage exécutée. Depuis la mort de Branco, sa musique est occasionnellement donnée en concert.
On constate donc que la graphosphère, et plus précisément le médium « partition », n'assure pas toujours la diffusion des œuvres. Une oeuvre qui reste sur le papier sans être jouée, ou lue, n'existe pas, la diffusion ne se fait pas. Il n'y a donc pas de pérennité de l'œuvre d'art. Pas de publications, pas d'interprétations, la diffusion de l'œuvre est impossible, et par extension on finit par oublier le compositeur.
Cette situation de la musique savante portugaise peut être, dans une certaine mesure, un indicateur de la place accordée à l'art au sein d'une société, à un moment donné de son histoire. La diffusion quasi inexistante de cette musique est probablement le résultat des années de censure dictatoriale, et de la situation du pays au lendemain de ladite « Révolution des œillets » en 1974. Aujourd'hui, les institutions culturelles du Portugal semblent plus attentives à leur patrimoine culturel. En effet, un festival entièrement dédié à Luís de Freitas Branco a permis de jouer la quasi intégrale de son œuvre avec des pièces inédites. Depuis, le Ministère de la Culture et les institutions culturelles du pays ont décidé de financer la publication d'œuvres des compositeurs portugais les plus marquant.


David Salvador

1Pour le piano: Albumblätter (1907), Mirages (1910-11), Dix Préludes (1914-18) ou encore Sonatina (1922-23). Pour la musique de chambre: 1ère sonate pour violon et piano (1908), Quatuor à cordes (1911) et Thème et variations pour trois harpes et quatuor à cordes (1929), par exemple. Branco a aussi composé quatre symphonies ainsi que plusieurs poèmes symphoniques dont Antero de Quental (1907-08), Paradis Artificiels (1910), Vathek (1913-14), ou encore Solemnia Verba (1950-51).
2Gado Bravo (1934) de António Lopes Ribeiro (1908-1995), Douro, Faina Fluvial (1934) de Manoel de Oliveira (né en 1908), Vendaval Maravilhoso (1949) de Leitão de Barros (1896-1967), Frei Luís de Sousa (1950) et Algarve d'Além-Mar (1952) tous deux de António Lopes Ribeiro.

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