lundi 14 janvier 2008

Commentaire d'après un extrait de "La Sonate à Kreutzer" de Léon Tolstoï


« Qu'est-ce que la musique? Quelle est son action? » se demande l'assassin Pozdnychev dans La Sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï, question ayant préoccu­pée les musiciens mais aussi, de manière générale, les romantiques au XIXe siècle. Durant ce siècle, la question de l'utilité de l'art, et plus particulièrement celle de la musique, se posait dans un contexte où chaque pays se construisait sa propre iden­tité nationale. En effet, c'est au cours du XIXe siècle que les pays européens, mar­qués par la Révolution française et ses idées, veulent se singulariser et se différen­cier des autres pays en cherchant une identité nationale qui leur serait propre, et à se réunir autour de normes, de valeurs et de traditions spécifiques. Par consé­quent, il s'agit de voir ici en quoi les arts, et plus spécifiquement la musique, ont contri­bués à la construction des identités nationales.

D'après l'extrait, la musique aurait une force, une puissance pouvant agir sur l'­homme, et cela était bien compris des musiciens et des « créateurs » d'identités nationales. En effet, les romantiques considéraient la musique comme étant un langage universel compris par tous, et ayant la faculté de transmettre un message, une idée ou encore des sentiments. Or, Pozdnychev poursuit en affirmant que la musique doit être utile et « régulée », elle doit avoir un but et une action précise, sinon elle ne sert à rien. C'est pourquoi on lui attribue, à cette époque, une visée morale, éducative, voire sociale, et elle semble être le meilleur moyen de diffusion d'identités nationales. On le voit, par exemple, avec l'émergence des nombreuses collectes d'airs populaires tout au long du XIXe siècle, dont le but était de régénérer l'art savant et d'exalter ce dont Herder appelle le « génie du peuple ». Beaucoup de compositeurs romantiques, et dans tous les pays européens, vont s'inspirer direc­tement ou pas de ces recueils, comme par exemple Berlioz qui écrit ses mélodies en s'inspirant des Mélodies Irlandaises de Thomas Moore, Liszt s'inspire de mélo­dies notées par Kornel Abranyi pour écrire ses Cinq chansons populaires hongroises, le compositeur portugais Francisco Antonio Santos Pinto (1815-1860) emprunte des chants populaires de son pays pour écrire son poème symphonique Chanson de la Montagne, ou encore le Caprice de Camille Saint-Saëns « sur des airs Danois et Russes ». Cela dit, on n'hésite pas à modifier ou même à inventer des mélodies dites populaires, créant ainsi tout un folklore à travers des airs composés de toutes pièces. C'est pourquoi on attribue une grande importance à l'éducation musicale, à la pratique du chant choral, ou encore à l'existence de fanfares, symbolisant le collectif, afin de diffuser parmi toutes les couches sociales d'une même société une musique « nationale » ou populaire, créant ainsi une sorte de lien social. Cela dit, cette construction identitaire ne s'arrête pas à la musique, puisqu'elle se fait aussi par la peinture qui représente des scènes rurales, ou encore les costumes d'un folklore, inventés ou non, typiques d'une région ou d'un pays.

D'autre part, la musique est utile, dans le cadre de l'émergence des identités nationales, à partir du moment où celle-ci a pour sujet un paysage, une région, des héros mythiques, de grands personnages, la patrie ou encore des évènements historiques. Elle aurait, dans ce cas, un objectif moral et éducatif réalisé par le biais du poème symphonique et de l'opéra. En effet, on utilise la « puissance mystique » de la musique à rassembler les hommes autour d'une cause, à provo­quer un sentiment d'appartenance, de patriotisme, le souvenir d'un évènement ou d'un personnage, chose à laquelle on croit à l'époque. En exemple, on peut citer des poèmes symphoniques évoquant des paysages pittoresques tels « Par les prés et les bois de Bohème » de Ma Patrie de Smetana, Harold en Italie de Berlioz où sont évoquées les Alpes italiennes, le cycle Les années de Pèlerinage de Liszt, ou encore Une symphonie des Alpes de Richard Strauss où le paysage alpin est évo­qué par le son des cors. D'autres évoquent des personnages comme Mazeppa de Liszt, ou la patrie comme le suggère la symphonie La Patrie du compositeur por­tugais José Vianna da Motta (1868-1948). Il est intéressant de s'attarder sur cette oeuvre créée dans un contexte particulier. En effet, il s'agit d'une symphonie à programme de caractère nationaliste reposant sur des vers du poète national Camões. L'oeuvre est composée en 1895, cinq ans après le terrible coup humiliant de l'Ultimatum anglais de 1890 engendrant une grave crise politique. A cette époque, le Portugal n'hésite pas à brandir fortement ses marqueurs sociaux d'iden­tité, dont cette symphonie divisée en quatre « moments ». Le premier mouvement, allegro eroico, rappel le passé glorieux de la Reconquête et des Découvertes mari­times à travers la tonalité de La majeur et une mélodie assez rythmique, le deuxième représente un lyrisme qui serait inhérent à chaque portugais, le troisième dépeint le peuple à travers une scène de danses et de chants nationaux. Le dernier mouvement décrit la « Décadence » de la patrie, la « Lutte » du peuple face à la crise politique et finalement la « Renaissance » de la patrie. Avec cette oeuvre, le compositeur rend hommage à sa patrie et au peuple portugais, et elle aurait pour but de redonner le courage et l'espoir ces derniers afin d'aller de l'avant, et cela à un moment précis de leur histoire où le pays connaît de graves difficultés financières, politiques et sociales.

Mais le meilleur exemple serait sûrement celui de l'opéra. Effectivement, au début du XIXe siècle, l'opéra ne se restreint plus dans le cadre privé des monarques, mais se tourne vers un public plus large grâce à la construction de nombreuses maisons d'opéras dans toute l'Europe. De plus, les livrets ne sont plus exclusivement en langue italienne mais dans les langues « nationales », amenant progressivement ces derniers à des sujets historiques, voire patriotiques puisque le caractère natio­nal des oeuvres d'art, en général, semble être la préoccupation des artistes. Ce genre musical peut-être considéré comme étant utile, si l'on reprend l'idée de Pozdnychev, car l'opéra du XIXe siècle gagne en autonomie et la musique s'impose de plus en plus. Aussi, l'opéra met en scène la relation entre l'individu et le collec­tif, et traite de questions politiques. Ainsi, il offre une re­présentation « visuelle » d'une société et de ses différentes classes sociales, popu­laires et bourgeoises. C'est dans ce contexte que l'on voit apparaître, dans prati­quement toute l'Europe, un opéra dit national où la singularité d'un pays s'exprime tant au niveau musical que politique. C'est, par exemple, le cas de certains opéras de Verdi. En effet, Verdi se fait le porte parole du peuple italien qui veut son indé­pendance et sa réunification. Les opéras Nabucco et I Lombardi ont contribués à des soulèvements de révoltes en Italie, surtout avec Nabucco et son coeur des pri­sonniers « Va pensiero ». Le rôle du choeur dans l'opéra est important puisqu'il re­présente l'âme du peuple qui exprime sa douleur mais aussi ses idées et ses désirs. Il représente le collectif, une nation unie et indépendante permettant, par la même occasion, aux spectateurs de s'identifier à ce « peuple » et intérioriser le message véhiculé par le choeur et, en quelque sorte, l'appliquer à eux-même à partir du mo­ment où ils se reconnaissent et s'identifient en ce « peuple ». On peut encore citer un cas similaire en parlant de l'indépendance de la Belgique avec la représentation de la Muette de Portici et de l'air « Amour sacré de la patrie » qui aurait déclenché le mouvement d'émeutes.

On voit à quel point la musique peut être plus efficace que de longs discours et à quel point elle peut servir une cause nationale. Le but des poèmes sympho­niques et des opéras est donc de provoquer une émotion collective en laquelle les indivi­dus d'une même culture se reconnaissent, créant ainsi une appartenance natio­nale.

Il est intéressant de remarquer le statut important de l'art dans la construction des identités nationales, et plus particulièrement celui de la musique. L'opinion de Pozdnychev pour une utilité de la musique comme en Chine par exemple, où celle-ci est utilisée lors de rites, de danses, récitation de poèmes ou encore dans le théâtre, seule elle n'existe pas, C'est ce dont il s'agissait dans l'Europe du XIXe siècle, certes à un niveau moindre, pour exister la musique doit avoir un but, celui d'éduquer et de soulever les masses, faire communier celles-ci et leur donner un sentiment d'appartenance nationale à travers elle autour de valeurs communes. C'est ce qui motiva certains artistes de l'époque, s'inscrivant précisément dans ce processus de construction identitaire, à créer des oeuvres. Il est important aussi de ne pas oublier les autres arts ayant participés à cette construction comme la litté­rature, le théâtre, la poésie, la peinture, abordant à travers leurs disciplines des su­jets historiques, populaires, patriotiques ou encore nationalistes. Cela dit, on peut s'interroger sur le devenir de ces constructions identitaires dont le xxe siècle hé­rite, que va-t-il utiliser ou inventer, à quelles fins et dans quelles circonstances seront-elles utilisées?

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