vendredi 11 juillet 2008

Une chronique très intéressante...

"Philosophie au fronton des mairies", par Roger-Pol Droit, publié le 10/07/2008 sur le site du journal Le Monde. http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/07/10/philosophie-au-fronton-des-mairies-par-roger-pol-droit_1068666_3232.html

Il est plus que temps de nous réveiller et d'agir...

Comme l'article n'est plus disponible gratuitement, je me permet de le reproduire dans son intégralité:


Chronique
Philosophie au fronton des mairies, par Roger-Pol Droit
LE MONDE 10.07.08 14h47 Article paru dans l'édition du 11.07.08

Pétards sans cannabis et danseurs à bals réels, voilà bientôt le 14-Juillet. Curieux rituel, où les pompiers surveillent des feux d'artifice en mémoire de la Révolution. L'armée défile, le président parade, la République se fête, comme il est normal. Mais qui se souvient vraiment des geôles de l'ancienne Bastille, des citoyens en armes, de toutes les raisons qui firent de cette journée, il y a 219 ans, une des dates de naissance du monde moderne ? Qui s'avise de méditer à nouveaux frais sur ces notions inscrites au fronton de nos mairies : "Liberté, Egalité, Fraternité" ?
Exercice pratique pour les temps qui viennent : comprendre ce qui est en jeu, pour la France, aujourd'hui, dans les trois termes de cette "héroïque devise", comme disait le journaliste et homme politique Louis Blanc en 1848. Ce serait sans doute une bonne façon de revenir sur l'idée républicaine, son histoire et ses perspectives. Car les hauts et les bas de notre trinité laïque se confondent avec les fluctuations de notre vie civique. De 1789 à nos jours, elle a en effet connu des moments de lumière et des éclipses graves.
Malgré ce qu'on croit souvent, ce ne fut pas une devise officielle pendant la Révolution française. Le 5 décembre 1790, Robespierre propose qu'elle figure sur... la poitrine des hommes de la garde nationale, mais la suggestion ne fut pas retenue. Présente fréquemment chez Rousseau, l'association des trois termes est reprise par bon nombre d'orateurs de la Révolution, figure dans la thématique de multiples fêtes républicaines, mais elle n'est pas encore adoptée de manière solennelle.
A l'époque, on rencontre plus souvent une autre forme : "Liberté, égalité, fraternité ou la mort". Alors que la Révolution s'intensifie, on veut marquer qu'on renoncera à la vie plutôt qu'à la société nouvelle. Le monde ancien, croyait-on, était servitude et non liberté, injustice et non égalité, indifférence et non fraternité. "Souverain", désormais, n'était plus le nom d'un seul, mais celui du peuple tout entier. Plutôt mourir que de retourner en arrière...
Et pourtant, on y revint vite. Bon indicateur du civisme hexagonal, l'héroïque devise fut mise au rencart sous la Restauration, ressuscitée en 1830, magnifiée en 1848, estompée par le Second Empire, avant de s'imposer, avec la IIIe République, comme devise nationale sur les bâtiments publics. Seul le régime de Vichy interrompit cette continuité, en préférant, comme on sait, le Travail à la liberté, la Famille à l'égalité, et la Patrie à la fraternité. Voilà pourquoi, somme toute, il n'est pas malvenu de dire à ce pays : "Dis-moi où tu en es de ta devise, je te dirai où tu en es de ton histoire."
Aujourd'hui ? Ce ne sont pas les questions qui manquent. Comment, concrètement, dans la France de 2008, s'exerce la liberté ? L'égalité de tous devant la loi est-elle réalité ou poudre aux yeux ? La fraternité veut-elle encore dire quelque chose, discours de campagne mis à part ? Et comment ces trois notions s'arrangent-elles pour tenir ensemble ? Liberté et fraternité, par exemple, peuvent-elles s'articuler facilement ? Faut-il envisager les trois termes séparément, ou tous ensemble, ou par deux, plus un ?
Voilà des exercices de philosophie qui nous attendent. Ils ne s'imposent pas par hasard. Nous sommes le premier pays qui s'est construit sur la pensée philosophique du siècle des Lumières. Celui qui rêva que des idées permettent d'en finir avec les dominations. Le seul où, depuis longtemps, s'inscrivent sur les édifices communs trois notions philosophiques majeures, qu'on ne se contente pas d'afficher mais qu'on s'efforce de graver, vaille que vaille, dans nos moeurs. Nul n'ignore qu'en mémoire de cette étrangeté bien des peuples éprouvent encore pour les Français une forme particulière d'affection, mêlée d'estime et de tendresse.
D'où cette modeste proposition : on devrait se demander ensemble ce que signifie, pour nous, à présent, "Liberté, Egalité, Fraternité". Comment ? Pas de solution clés en main, mais ce ne devrait pas être si compliqué à imaginer. Il ne manque pas de lieux où, en attendant mieux, on pourrait prendre la parole. Clubs, cafés, sites Web, sans oublier écoles, mairies, universités, préfectures ou casernes. On s'y querellerait évidemment : en souvenir de Rousseau, sur la démocratie directe ou représentative ; en souvenir de Marx, sur l'égalité formelle ou l'égalité réelle ; en souvenir de Sorel et d'autres sur la violence ou la non-violence. On y évoquerait les relations de la fraternité avec l'humanitaire, la solidarité ou le droit d'ingérence. Par exemple.
La liste est à poursuivre, où se confronteraient idées d'hier et réalités présentes. Histoire de rendre vie à notre devise, et de retrouver la dimension politique des philosophies. Aujourd'hui, alors qu'on relit les grandes oeuvres, qu'on s'émerveille que tant de penseurs existent, les philosophes sont souvent tirés du côté du bien-être quotidien et du comment vivre individuel. On ne s'avise plus assez que république et démocratie reposent tout entières sur des concepts philosophiques. On semble avoir presque oublié que les philosophes, depuis Socrate, ne parlent finalement que de politique. Il serait temps que s'amorce une réelle réflexion commune, diversifiée, populaire, où les philosophes ne seraient évidemment pas les seuls censés détenir des solutions. Penser plus - c'est-à-dire creuser ses fondations, réexaminer ses principes, actualiser ses règles -, notre société devrait tout avoir à y gagner. Il s'agirait, somme toute, que le 14- Juillet devienne autre chose qu'une page du calendrier.
Roger-Pol Droit

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