Introduction
L'art et la vie. Voilà deux notions dont on pense peu à rapprocher l'une de l'autre. Pourtant, l'art est bien présent dans notre vie, tout comme la vie est présente dans l'art. En effet, on est confronté, un moment ou un autre, à l'art, quelle que soit sa nature: peinture, musique, architecture, etc. Cependant, notre approche envers les œuvres d'art, ainsi que de leur statut, s'est modifiée au cours du xxe siècle. Grâce à l'enregistrement et à la reproduction, « l'art » est devenu de plus en plus accessible à tous – particulièrement la musique par le biais du phonographe, de la radio, de la télévision et, aujourd'hui, d'internet – mais tout en perdant son caractère « sacré » d'œuvre d'art. Dans le cas de la musique, elle a rapidement été utilisée comme fond sonore à notre quotidien, dans des situations et des lieux précis.
Cette application de la musique, finalement réduite à un objet de consommation, a été pensée par le compositeur français Erik Satie avec son concept de « musique d'ameublement », bien avant sa généralisation telle qu'on l'a connu jusqu'à aujourd'hui. On peut alors se demander quel impacte cela a-t-il pour « l'art », ainsi que sur notre existence, sur notre quotidien?
Il est nécessaire dans un premier temps de définir ce que l'on entend ici par les notions « art » et « vie ». Ensuite, préciser quelques aspects biographiques et de la production musicale d'Erik Satie avant, en dernier lieu, de s'attarder sur son concept de « musique d'ameublement » et de l'usage qu'en a fait la culture de masse, au cours du xxe siècle.
I. Précisions liminaires à propos de « l'art » et la « vie »
Les notions « d'art » et de « vie » semblent, a priori, s'opposer: l'un relève de l'artéfact, l'autre de la nature. Se sont, par ailleurs, des termes si généraux, que l'on peut pratiquement tout ranger sous chacun d'eux. Il est donc nécessaire, afin de préciser mon propos, de les clarifier. Mais comment définir l'art, la vie et les faire interagir ensemble? Ces deux notions ne sont pas faciles à définir, et plus particulièrement la notion de vie.
En effet, la vie est, par définition, l'ensemble des phénomènes qui assurent la croissance et la conservation d'un être vivant, c'est ce que l'on désigne par l'expression « être vivant ». Aussi, pour survivre et se développer, l'être vivant doit consommer des besoins vitaux; dans ce cas, la notion de vie renvoie aux êtres qui se nourrissent, croissent et dépérissent. Soulignons que ces êtres sont soit animés ou inanimés: les hommes et les animaux sont des êtres animés alors que les plantes, les fleurs ou encore les arbres sont vivants mais inanimés. Eux aussi se nourrissent, croissent, se développent et meurent.
La notion de vie recoupe un autre aspect, celui de la temporalité. Elle correspond au temps écoulé entre la naissance et la mort d'un être vivant, c'est ce que l'on appelle communément « vivre ». Cependant, cette notion de temporalité comprend aussi la durée d'existence des choses dans le temps, tels un monument, un manuscrit, ou une œuvre par exemple.
De plus, l'idée de vie renvoie encore à notre façon de vivre, à la condition humaine, c'est-à-dire l'ensemble des activités de l'homme concernant la vie morale, religieuse, artistique ou encore politique. Dans notre cas, on retiendra qu'être vivant implique donc, pour les êtres humains, d'avoir une conscience, ressentir, évoluer et se développer, se nourrir et se protéger pour survivre, mais aussi aménager son espace de vie.
D'autre part, le terme « art » vient du mot latin ars, qui traduit le mot grec technê. Ce dernier, dans l'Antiquité grecque, désigne tous les produits de la fabrication de l'artisanat. Jusqu'à l'émergence des Beaux-Arts au xviiie siècle, on ne fait pas la distinction entre l'artisan, celui qui exerce un métier, et l'artiste, celui qui pratique un art. En effet, tous deux possèdent une technique, un savoir-faire, et créent un objet extérieur à eux-même.
Cependant, la notion des Beaux-Arts permet de les distinguer: les produits de l'artisan ont pour fin d'être utile à notre vie quotidienne. L'art renvoie donc à l'idée d'être habile dans tel domaine ou telle action. Par exemple, on entendra volontiers de l'art de cuisiner, de travailler le bois, l'art de la médecine ou encore de faire de la politique. Tandis que les productions de l'artiste ont pour fin la contemplation.
Ainsi, l'art se définie comme étant le résultat de procédés conscients par lesquels l'homme tend à un certain résultat, grâce à l'ensemble de moyens, renvoyant à ses facultés créatrices d'exprimer un idéal esthétique, en un lieu précis et à une époque particulière ayant leurs esthétiques propres.
D'une manière générale, on retiendra que l'art est donc exclusivement une activité humaine spécifique, faisant appel à certaines facultés sensorielles, esthétiques et intellectuelles, et s'opposant à la nature.
Par conséquent, l'art et la vie ne semblent rien avoir en commun, puisque l'art s'oppose, dans son élaboration, à la nature, il n'y a pas de rapport concret avec le vivant et de l'ordre du vital, nécessaire à la survit et au bien être de l'Homme. Cependant, si l'on pense à la vie de manière générale, tout en étant confronté aux œuvres d'art, on se rend compte qu'elles s'inspirent pour l'essentiel de l'existence humaine. Quelles que soient leurs formes de représentations, les œuvres d'art semblent être le reflet des scènes de notre quotidien, de nos états psychologiques ou encore de notre imaginaire.
Mais l'art a-t-il une réelle utilité dans notre vie? Dans le cas de l'architecture, il est évident que la réponse est « oui ». Mais pour les autres activités artistiques, les œuvres d'art n'ont-elles d'autres finalités que la contemplation, l'expérience esthétique? Que se passe-t-il lorsqu'on l'on décide de s'en servir comme objets de décorations permettant d'embellir, d'améliorer notre quotidien, ou encore d'en disposer, de vivre avec elles de façon permanente? Il semble que le compositeur Erik Satie ait été le premier à s'être intéresser, à sa façon, à ces questions.
II. Quelques aspects de la vie et de l'œuvre d'Erik Satie
Erik Alfred Leslie Satie, né en 1866 à Honfleur, est certainement le plus atypique et le plus mystérieux des compositeurs de toute l'histoire de la musique. Il débute ses études musicales avec l'organiste Gustave Vinot, et les poursuit au Conservatoire de Paris entre 1879 et 1886, lorsque la famille s'installe dans la capital. Satie y étudie l'orgue avec Alexandre Guilmant (1837-1911), l'harmonie avec Antoine Taudou (1846-1925) et le piano avec Georges Mathias. Mais l'institution ne lui plaît guère, et quitte le Conservatoire en 1886 pour faire son service militaire à Arras; la discipline et l'autorité militaire ne lui conviennent pas non plus. Après s'être volontairement contracté une congestion pulmonaire, il est permis à Erik Satie de quitter le régiment d'infanterie. Libre, il part s'installer en 1887 à Montmartre pour y commencer sa vie d'artiste et de bohème. Toute sa vie durant, Satie vécut dans la pauvreté, le moindre argent était gaspillé dans la nourriture et la boisson.
Personnage étrange et intrigant, il fréquente aussi bien les cafés concerts et les cabarets – notamment le « Chat Noir » où il travaille comme pianiste – ainsi que l'église Notre-Dame pour y entendre des chants sacrés. C'est à l'Auberge du Clou qu'il rencontre pour la première fois le compositeur Claude Debussy (1862-1918), en 1891, avec qui il entretiendra une amitié difficile. La même année, il faisait aussi la connaissance de Joseph Péladan (1859-1918), dit le Sâr. C'est par l'intermédiaire de ce dernier que Satie adhéra, entre 1891 et 1898, à la secte Rose-Croix dont il fut le compositeur en titre de cet Ordre. Lui-même créa en 1895 sa propre secte, l'Église Métropolitaine d'Art de Jésus-Conducteur, dont il était le seul membre.
En 1898, Satie se sépare de Péladan et de la Rose-Croix, et déménage à Arcueil dans une chambre où il n'autorisa jamais personne à y pénétrer. Cet éloignement de Paris n'est pas une rupture avec la capitale et ses artistes, pas plus de l'univers des cabarets et des cafés concerts. Satie fit quotidiennement le trajet à pied entre Paris et Arcueil pendant de nombreuses années. Il éprouvait, semble-t-il, le besoin de s'évader du tumulte parisien afin de se retrouver seul.
Rapidement, l'image que la plupart de ses contemporains et, encore de nos jours, des mélomanes retiennent de Satie est celle d'un farceur et d'un provocateur prenant peu au sérieux son art. Or, après une période peu fructueuse dans sa production musicale et s'être fait insulter d'amateur, Satie décide de s'inscrire en 1905 à la Schola Cantorum pour y étudier le contrepoint avec Vincent d'Indy (1851-1931) et Albert Roussel (1869-1937). Il en sort diplômé en contrepoint avec une mention « très bien » en 1908, il est alors âgé de quarante-deux ans.
Parallèlement, Satie développe une activité au sein de la municipalité d'Arcueil. En effet, pendant quelques temps il s'est occupé des enfants de la ville en les initiant au solfège et en organisant des sorties « pédagogiques ». Il réussit même à organiser un « concert » dans sa ville d'adoption, avec la participation de la chanteuse Paulette Darty (1871-1939) qui interpréta les valses de Satie et de chansonniers. Ce fut un succès. Pour ces efforts, la ville récompense le en lui décernant les palmes académiques en 1909.
En 1915, la rencontre de Satie avec Jean Cocteau (1889-1963) marque une nouvelle période de vie et de son œuvre. En effet, avec Cocteau, Pablo Picasso (1881-1973), Sergueï Diaghilev (1872-1929) et le danseur Léonide Massine (1896-1979), il participe à l'élaboration du ballet Parade, créé en 1917 au Châtelet. L'œuvre fit scandale mais permit à Satie de revenir sur le devant de la scène des avants-gardistes de l'époque. La même année, il fait ses premières expériences de musiques d'ameublement. Grâce à Parade, il est devenu une référence pour l'avant-garde parisienne. C'est ainsi qu'en 1918, par l'initiative de l'écrivain et poète Blaise Cendrars (1887-1961), Erik Satie devient, pour peu de temps, le mentor du « Groupe des Six ». Le coq et l'Arlequin de Jean Cocteau (1889-1961) devient leur manifeste. Il y prône une hostilité au romantisme germanique, au wagnérisme mais également au debussisme. L'année 1918 est aussi celle où Erik Satie écrit son œuvre la plus sérieuse de son répertoire: Socrate, drame symphonique avec voix d'après les trois Dialogues de Platon.
En 1919, Erik Satie rencontre l'écrivain Tristan Tzara (1896-1963) qui lui fera connaître le mouvement Dada et ses artistes tels les peintres Francis Picabia (1879-1953), Marcel Duchamp (1887-1968), ainsi que le peintre et photographe Man Ray (1890-1976). Un an plus tard, il lance publiquement son « nouveau produit de consommation », la musique d'ameublement, présenté pour la première fois lors de l'entracte de la pièce de Max Jacob (1876-1944) Ruffian toujours, Truand jamais.
En 1923, Darius Milhaud présente à Erik Satie quatre jeunes compositeurs français: Henri Cliquet-Pleyel (1894-1963), Roger Désormière (1898-1963), Henri Sauguet (1901-1989) et Maxime Jacob (1906-1978). C'est à l'occasion d'une conférence donnée au Collège de France par Satie, que les quatre jeunes compositeurs adoptent le nom d'école d'Arcueil, en hommage à « un vieil habitant de cette commune suburbaine. ». Cette « école » prônait la simplicité, rejetait toute musique académique, romantique et par-dessus tout le wagnérisme. La même année, Satie compose une nouvelle « musique d'ameublement », Tenture de cabinet préfectoral.
A la fin de sa vie, il collabore de nouveau en 1924 avec Picasso et Massine pour l'élaboration de Mercure, « poses plastiques », ainsi que Picabia pour le livret du « ballet instantanéiste » Relâche, ponctué d'un entr'acte cinématographique. Le film est de René Clair (1898-1981), d'après un scénario de Picabia, dont Satie composa la musique. Ce fut sa dernière œuvre. En 1925, affaibli, Satie ne compose plus, ses amis l'installe dans une chambre d'hôtel afin de veiller sur lui. Mais son état s'aggrave, il est alors emmené à l'hôpital Saint-Joseph où il meurt d'une cirrhose du foie.
Erik Satie a essentiellement composé pour le piano. Son œuvre oscille entre des pièces mystiques et des mélodies de cafés concert, déroutantes et comiques. On peut diviser sa production musicale en trois périodes. La première se partage clairement, dans un premier temps, entre le mysticisme de la Rose-Croix, et l'influence médiévale avec des pièces telles que Sarabandes (1887), Gymnopédies (1888), Ogives (1888) où Satie prend la liberté de supprimer les barres de mesures, Le Fils des étoiles (1892), Sonneries de la Rose-Croix (1892), Fête donnée par des chevaliers normands en l'honneur d'une jeune demoiselle (1892), Danses gothiques (1893) ou encore Messe des pauvres (1895). Dans un second, elle subit l'influence des musiques de « cafés concerts » et les enseignements de la Schola Cantorum avec des pièces tels que les valses lentes Tendrement (1897) et Je te veux (1900), Poudre d'or (1902) pour piano, ou encore les Esquisses & Sketch Montmartrois. Les titres de ses pièces deviennent de plus en plus énigmatiques et déroutants, complétés par des annotations burlesques ou de petits poèmes tels Pièces Froides (1897), Trois Morceaux en forme de poire (1903), Prélude en tapisserie (1906). Cette dernière avec Passacaille et la série de ses Douze Petits Chorals sont empreintes de son passage à la Schola Cantorum: l'écriture musicale y est moins verticale et devient plus polyphonique.
La deuxième période créatrice d'Erik Satie serait ce que l'on appelle sa période humoristique. Il donne à ses pièces des titres comiques, énigmatiques et cocasses. Par exemple, En habit de cheval (1911), Préludes flasques (pour un chien) (1912), Le Piège de la Méduse (1912-1921), Croquis et Agaceries d'un gros bonhomme en bois (1913), Chapitres tournés en tous sens (1913), Embryons desséchés (1913), Vieux Sequins et Vieilles cuirasses (1913), Choses vues à droite et à gauche (sans lunettes) pour violon et piano (1914), Sports et Divertissements (1914) ou encore Les Trois Valses distinguées du précieux dégoûté (1914), Trois Mélodies (1916), atteignant son apogée avec le ballet Parade (1917).
Enfin, sa dernière période est plus éclectique. En effet, il alterne entre l'écriture de pièces expérimentales telles que ses essais de « Musique d'ameublement » et pour le cinéma, mais aussi il revient à une musique plus épurée avec ses derniers Nocturnes, à l'humour avec Ludions (1923) pour voix et piano, et enfin au style du « caf'conc' » avec La Belle Excentrique (1920). Il retrouve une dernière fois l'univers du ballet avec Mercure (1924) et Relâche (1924). Dans ses dernières compositions, Satie réduit le matériau musical au stricte minimum se refusant à le développer, il le simplifie et le répète.
III. La musique d'ameublement
Erik Satie fait ses premières expériences de « musique d'ameublement » en composant Carrelage phonique et Tapisserie en fer forgé en 1917. Mais c'est le 8 mars 1920, à la Galerie Barbazanges, qu'il dévoile au public son nouveau concept, avec la complicité de Darius Milhaud. En effet, c'est au cours des deux entractes de la pièce Ruffian toujours, Truand jamais de Max Jacob que Satie teste sa musique qui n'est pas faite pour être écoutée, mais pour « décorer », avec Chez un bistrot et Un salon.
Le public est alors invité à se promener, discuter, boire pendant que quelques instrumentistes, disséminés aux quatre coins de la salle, jouent invariablement ces deux pièces qui reprennent quelques mesures de Mignon d'Ambroise Thomas (1811-1896) et de la Danse macabre de Camille Saint-Saëns (1835-1921). Cependant, le public n'a pas agit comme Satie l'aurait souhaité. Selon Milhaud « [...], aussitôt que la musique commença, les auditeurs se dirigèrent rapidement vers leurs places. Satie eut beau leur crier: « Mais parler donc! Circulez! N'écoutez pas! » Ils se taisaient. Ils écoutaient. Tout était raté. » Pourtant, l'organisateur Pierre Bertin avait expliqué au public qu'il ne devait pas attacher d'importance à cette musique, et de faire comme si elle n'existait pas. Il précise même qu'elle « [...], prétend contribuer à la vie, au même titre qu'une conversation particulière, qu'un tableau de la galerie, ou que le siège sur lequel on est, ou non, assis. »
Ces deux pièces sont écrites dans l'esprit de la musique des « cafés concerts », contrairement à Carrelage phonique et Tapisserie en fer forgé. La « Musique d'Ameublement » est immobile, répétitive et décorative, caractérisée par la simplicité de son écriture et du matériau musical non développé. Dans la production de Satie, on trouve ces caractéristiques dans des pièces antérieures telles Gymnopédies, Le Fils des étoiles, Vexations (1895), Prélude en tapisserie (1906) ainsi que Socrate.
Commandé en 1916 par la Princesse de Polignac (1865-1942) pour agrémenter ses réceptions, la musique de Socrate, créé en 1920, « [...] était destinée à meubler le récit du philosophe. » Ce qui compte dans cette œuvre, c'est la mise en exergue du texte, la musique est juste là comme fond sonore, comme pour décorer le texte chanté, rappelant les intonations du chant grégorien. L'autre particularité de la « Musique d'Ameublement », mais aussi de l'œuvre de Satie, est le refus de développement du matériau musical. Selon Vladimir Jankélévitch, un refus de développement de ce matériau ne s'explique que parce que Satie refusait d'exprimer, il y a chez lui une « extrême discrétion dans l'expression des sentiments ». C'était sa façon à lui de s'ériger contre le romantisme du xixe siècle.
Voilà comment Satie défini son nouveau « produit de consommation » dans une lettre destinée à Jean Cocteau, datée du 1er mars 1920:
« La « Musique d'Ameublement » est foncièrement industrielle. L'habitude – l'usage – est de faire de la musique dans des occasions où la musique n'a rien à faire. Là, on joue des « Valses », des « Fantaisies » d'Opéras, & autres choses semblables, écrites pour un autre objet.
Nous, nous voulons établir une musique faite pour satisfaire les besoins « utiles ». L'Art n'entre pas dans ces besoins. La « Musique d'Ameublement » crée de la vibration; elle n'a pas d'autre but; elle remplit le même rôle que la lumière, la chaleur & le confort sous toutes ses formes.
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La « Musique d'Ameublement » remplace avantageusement les Marches, les Polkas, les Tangos, les Gavottes, etc.
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Exigez la « Musique d'Ameublement ».
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Pas de réunions, d'assemblées, etc., sans « Musique d'Ameublement ».
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La « Musique d'Ameublement » n'a pas de prénom.
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Pas de mariage sans « Musique d'Ameublement ».
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N'entrez pas dans une maison qui n'emploie pas la « Musique d'Ameublement ».
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Celui qui n'a pas entendu la « Musique d'Ameublement » ignore le bonheur.
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Ne vous endormez pas sans entendre un morceau de « Musique d'Ameublement », ou vous dormirez mal. »
Selon un témoignage du peintre Fernand Léger (1881-1955):
« Nous déjeunions, des amis et lui dans un restaurant. Obligés de subir une musique tapageuse, insupportable, nous quittons la salle et Satie nous dit: « Il y a tout de même à réaliser une musique d'ameublement, c'est-à-dire une musique qui ferait partie des bruits ambiants, qui en tiendrait compte. Je la suppose mélodieuse, elle adoucirait le bruit des couteaux, des fourchettes sans les dominer, sans s'imposer. Elle meublerait les silences pesant parfois entre les convives. Elle leur épargnerait les banalités courantes. Elle neutraliserait, en même temps, les bruits de la rue qui entrent dans le jeu sans discrétion. » Ce serait, disait-il, répondre à un besoin. »
Erik Satie, en visionnaire, avait donc saisi le besoin de plus en plus manifeste d'un fond sonore que les gens de son époque souhaitaient pour accompagner, voire « décorer », leurs activités quotidiennes. Cette musique serait employée dans des circonstances particulières, afin d'aménager l'espace sonore. Par exemple, Carrelage phonique est destiné à être donné « pour un lunch ou un contrat de mariage », alors que Tapisserie en fer forgé doit être exécuté « dans un vestibule, pour l'arrivée des invités ». Erik Satie renouvèle l'expérience en 1923 avec Tenture de cabinet préfectoral pour Madame Eugene Meyer. Cela dit, son concept de « Musique d'Ameublement » trouve tout son sens en 1924 avec Cinéma, musique pour le film Entr'acte de René Clair. Ici, la musique – succession de motifs simples et répétés, s'enchaînant parfois brusquement sans transitions – accompagne les scènes du film mais sans prendre une grande place. Ce qui compte c'est le film, le spectateur ne doit pas se focaliser sur la musique, mais elle contribue simplement à l'émotion cinématographique.
Dans sa conception, Satie propose d'intégrer la musique dans notre vie quotidienne. Cela rompt complètement avec l'habituelle attitude d'écoute de ses contemporains. A l'époque, lorsque l'on voulait entendre de la musique, on se rendait dans ses lieux de diffusions (la salle de concert, l'Opéra) où l'on paie sa place pour l'écouter, voire la contempler, dans un silence religieux. Or, la « Musique d'Ameublement » de Satie ne nécessite pas de l'écouter attentivement ou de la contempler, mais au contraire de vivre avec elle. Il s'agit alors de l'insérer dans certaines circonstances de notre vie, comme on le fait avec les objets qui nous entourent dans notre quotidien. Avec son concept, le compositeur désacralise délibérément l'écoute musicale. Ce type de musique ne doit pas attirer l'attention, elle est présente mais on ne doit pas se focaliser sur son écoute. C'est la raison pour laquelle elle ne repose pas sur un thème mais un simple motif de quelques mesures, harmonisé, non développé et répété, joué par un petit ensemble.
En effet, Satie distingue tout de même cette « Musique d'Ameublement » et celle qui relève de l'Art. Celle-ci n'a pas sa place dans son concept, c'est-à-dire que les œuvres musicales ne doivent pas être utilisées comme fond sonore alors qu'elles requièrent une écoute attentives, elles sont faites pour être contemplées. Selon Satie, la « Musique d'Ameublement » doit répondre à un besoin, alors que « la grande musique » ne peut pas être réduite à un simple objet consommation destiné à nos besoins. Précisons que ce besoin est d'ordre secondaire et non vital.
A ce propos, la musique, l'art, ne sont pas des besoins indispensables à notre survie – comme le fait de se nourrir, respirer ou encore de se reproduire – mais ont la capacité, quelque part, de rendre plus agréable notre existence, de l'aménager ou de l'embellir, au même titre que les bâtiments publics, des tableaux, ou encore des objets de décorations.
Avec son nouveau « produit de consommation », Satie rejoint l'idée développée dans « La crise de la culture » d'Hannah Arendt, à savoir que l'art ne doit pas être assimilé à un objet de consommation. En effet, il n'est pas destiné à être consommé, sinon il finit par perdre sa principale fonction qui est d'émouvoir par-delà les siècles. Or, avec l'avènement de la société de masse au xxe siècle, la culture est devenue un loisir, et les œuvres d'art sont consommées comme n'importe quel objet de consommation, dans le seul but de se divertir et d'occuper nos temps libre. La culture de masse a donc fini par assimiler l'Art à ce que Arendt appelle le « processus vital », c'est-à-dire la vie, tout ce qui est nécessaire à la vie et à la survie de l'homme. Mais « pain et divertissement », l'alimentation et la culture, la vie et l'art, font parti du « grand cycle de la vie ».
Au sein d'une culture de masses, l'Art, assimilé aux loisirs, a désormais comme fonction celle de divertir, il est devenu un phénomène de la vie répondant aux besoins de l'Homme. Alors qu'en réalité, les œuvres d'art ne sont pas destinées à être consommées, mais fabriquées pour le monde, car c'est ce qui constitue notre héritage culturel. Elles doivent alors être exclues du processus vital car elles constituent notre patrimoine commun, notre culture, elles aménagent notre monde, notre « maison terrestre » le temps de notre vie sur Terre. Elles ne doivent donc pas avoir de fonctions utilitaires. Voilà pourquoi la musique d'ameublement ne rentre pas dans le critère de « l'Art » car elle n'a pas d'autre but que d'être utilitaire, voire de divertir. Contrairement aux musiques savantes, la musique d'ameublement rend impossible la contemplation.
D'autre part, au cours du xxe siècle, le concept de « Musique d'Ameublement » s'est généralisée. L'avènement du cinéma muet a fini par attribuer à la musique une fonction de fond sonore, dans un premier temps destiné aux films, puis dans notre vie quotidienne. Les supports de stockage, toujours plus innovant, permettent aux masses d'écouter, autant de fois qu'elles le désirent, leurs airs préférés à tout moment et n'importe où. En effet, avec le phonographe et la radio, le statut de la musique – jazz, chansons populaires, mais aussi toute la musique savante antérieure au xxe siècle – a été relégué au rang de « musique d'ameublement ». Les procédés d'enregistrements, de la « reproductibilité technique » de l'art, ont fait de la musique un « objet » indispensable à notre confort de vie.
Par exemple, on écoute volontiers de la musique lors de nos déplacements en voiture (auto-radio ou baladeurs), sur le lieu de travail, à l'occasion de réceptions, de fêtes, ainsi que dans les lieux publics (ascenseurs, parkings, supermarchés, restaurants, etc). Cette nécessité d'un fond sonore fait qu'un trajet en voiture ou à pied devienne plus agréable; entendre de la musique tout en travaillant semble rendre le travail moins pénible et fait passer plus vite le temps. Tout en l'écoutant d'une oreille distraite, elle nous tient compagnie.
Cependant, selon Adorno, disposer ainsi de la musique, grâce à l'enregistrement et ses moyens de stockage, amène les masses à entendre de la musique divertissante, leurs airs préférés, de façon répétitive. Cette attitude entraîne une « fétichisation » de certaines musiques, et la musique savante n'y a pas échappé. Le fétichisme d'un air, ou d'une œuvre, conduit à une régression de l'écoute. Les auditeurs adoptent une attitude enfantine envers la musique: ils veulent qu'on leurs servent toujours la même chose. Le danger est que la musique, mais aussi la musique savante, soit assimilée à de la valeur marchande. Les masses désirent avoir, toujours plus proches d'elles, l'objet qu'elles veulent posséder. La musique à quitter son lieu de diffusion privilégiée – la salle de concert, l'opéra, l'église, les cafés concert – pour être encore plus exposée, affectant sa nature même d'œuvre d'art.
Conclusion
L'œuvre d'Erik Satie, encore male connue, est à la fois déroutante, drôle, émouvante et provocatrice. Il comprend la musique comme un objet que l'on mesure, manipule, ou consomme: « [...] il s'agit bien de superposer des matériaux, des formes, des couleurs, des sujets incompatibles, jusqu'à suggérer une quotidienneté absurde, insensée, mais qui donne finalement comme en rêve l'impression d'être aussi juste que celle à laquelle nous sommes habitués. »
L'idée de la « Musique d'Ameublement » de Satie rompt avec la sacralisation de l'écoute, et insère la musique comme un décor sonore aux différents instants de notre vie. En d'autres termes, il invitait ses contemporains à « [...] transposer dans le domaine de l'oreille ce qu'ils acceptaient depuis des siècles dans le domaine de l'oeil: une simple amélioration de leur cadre de vie. » Toutefois, comme Satie le précise, cette musique n'est pas une œuvre d'art, faite pour être contempler. C'est simplement un motif de quelques mesures, indéfiniment répété, pour tel ou tel évènement précis de notre vie.
Or, le statut de la musique s'est modifié avec l'avènement de la reproductibilité de l'art. Elle est devenue de la musique d'ameublement, indifféremment utilisée comme ambiance sonore dans nos nombreux espaces de vies publics et privés, ou dans les spots publicitaires. Cela concerne toute les musiques, mais elle touche plus particulièrement la musique dite populaire (jazz, rock, pop, musique électro, etc).
Aujourd'hui, l'accessibilité de la musique s'est encore élargie, et divers moyens technologiques sont proposés tels internet, le lecteur mp3, ou encore sur son propre téléphone portable. La musique écoutée sur le mobile devient un « accessoire » de mode, qui complète le « look » de la personne qui l'écoute, tout en exposant aux autres ses préférences musicales grâce à un haut-parleur intégré au téléphone, dont la qualité est médiocre. La musique n'a donc jamais était aussi utilitaire que de nos jours. Ajoutons que la musique diffusée sur ces nouveaux moyens d'écoute est prévue à cet effet, ce sont majoritairement des musiques dites populaires, prêtes à l'emploi et à être consommées.
Il n'y a donc plus contemplation de la musique, elle doit nécessairement être utile: « musique d'ameublement », pour danser, illustrer, ou encore faire vendre. Il semble que seuls les rares « initiés » écoutent de la musique pour la contempler et vivre une expérience esthétique.
David SALVADOR
Organiste de l'église Sainte Catherine à Honfleur à partir de 1869, il fut l'élève de Louis Niedermeyer (1802-1861).
Fondée par Stanislas de Guaïta (1861-1897) en 1889, il s'agit à l'origine d'une secte qui se constitua en Allemagne au début du XVIIIe siècle et dont la doctrine repose sur une interprétation du christianisme inspirée par les doctrines théosophiques et alchimiques.
Il s'agit d'une école de musique fondée en 1894 par Charles Bordes (1863-1909), Vincent d'Indy et Alexandre Guilmant (1837-1911) dans le but de restaurer le chant religieux, de redécouvrir et d'étudier la musique du passé, notamment les chants grégoriens, afin d'aboutir à un renouveau musical.
Visite au Fort de Bicêtre et un pique-nique à Verrières-le-Buisson.
Le « Groupe des Six » réunissait les compositeurs Darius Milhaud (1892-1974), Francis Poulenc (1899-1963), Arthur Honegger (1892-1955), Georges Auric (1899-1983) Louis Durey (1888-1979) et Germaine Tailleferre (1892-1983).
Satie donna également une série de conférences en Belgique au début des années vingt. Ce fut son unique voyage à l'étranger, il n'a jamais quitter Paris et Arcueil.
La barre de mesure est ce qui divise la musique en mesures d'unité de temps égales, le premier temps après la barre est un temps fort et permet une compréhension de l'interprétation musicale. Dans le cas de Satie, ce sont les phrases musicales et les rythmes qui orientent l'interprétation. L'absence des barres de mesure se retrouvent dans certaines œuvres telles que Gnossiennes (1890), Sonneries de la Rose-Croix, Danses gothiques, Pièces Froides (1897), Sports et divertissements, entre autres.
Avec ses « Airs à faire fuir » et ses « Danses de travers ».
Templier Pierre-Daniel, Erik Satie, Paris, Éditions d'aujourd'hui/Les introuvables, 1976.
Idem.
Jankélévitch Vladimir, « Satie et le matin », La musique et les heures, Paris, Éditions du Seuil, 1988.
Satie Erik, Correspondance presque complète, Ornella Volta éd., Paris, Fayard/IMEC, 2000.
Olivier Philippe, Aimer Satie, Paris, Hermann, 2005.
Templier Pierre-Daniel, Erik Satie, Paris, Éditions d'aujourd'hui/Les introuvables, 1976.
Pour exemple, voir la partition de Carrelage phonique, au début de l'article.
Walter Benjamin, « L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », Œuvres, Tome III, Paris, Editions Gallimard, 2000, trad par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch.
Idem.
Politis Hélène, « Sermons humoristique (les Écrits d'Erik Satie) », Écrits pour Vladimir Jankélévitch, M. Basset, Paris, Flammarion/Sciences humaines, 1978.
Lajoinie Vincent, Erik Satie, Lausanne, Éditions l'Âge d'Homme, 1985.
Bibliographie
Adorno Theodor W., Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l'écoute, Paris, Editions Allia, traduit par Christophe David, 2003.
Arendt Hannah, « La crise de la culture », La crise de la culture, huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard/Folio essais, traduit par Patrick Lévy, 1972.
Jankélévitch Vladimir, « Satie et le matin », La musique et les heures, Paris, Editions du Seuil, 1988.
Lajoinie Vincent, Erik Satie, Lausanne, Editions l'Age d'Homme, 1985.
Olivier Philippe, Aimer Satie, Paris, Hermann, 2005.
Rey Anne, Satie, Paris, Seuil/Collection « Solfèges », 1995.
Satie Erik, Correspondance presque complète, Ornella Volta éd., Paris, Fayard/IMEC, 2000.
Satie Erik, Ecrits, Ornella Volta éd., Paris, Editions Champ Libre, 1977.
Shattuck Roger, « Erik Satie, 1866-1925 », Les primitifs de l'avant-garde, Paris, Flammarion, traduit par Jean Borzic, 1974.
Templier Pierre-Daniel, Erik Satie, Paris, Editions d'aujourd'hui/Les introuvables, 1976.
Volta Ornella, Erik Satie, Editions Hazan/Lumières, Paris, 1997.
Volta Ornella, L'ymagier d'Erik Satie, Paris, Editions Francis Van de Velde/Théâtre National Opéra de Paris, 1979.
*De nombreuses pièces de Satie existent sur YouTube, ainsi que le film Entr'acte.